The Five par Hallie Rubenhold

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Une fois n’est pas coutume, cet article est dédié tout entier à la chronique d’un ouvrage (en anglais; j’espère que la traduction en français suivra !) que je viens de terminer et qui m’a profondément ému et fait réfléchir.

Je veux donc vous parler de l’ouvrage de non-fiction « The Five » par Hallie Rubenhold.

Oubliez tout ce que vous pensez connaître sur Jack l’Eventreur.

Oubliez l’ombre sinistre coiffée d’un chapeau haut de forme, avec sa cape et son sac de cuir, se glissant dans les ruelles embrumées de Londres.

Oubliez les hurlements féminins, dont les documentaires sur le sujet, qu’ils soient franchement racoleurs ou se veulent plus « sérieux », nous ont largement abreuvés (et qui s’avèrent complètement faux, étant donné que personne n’a jamais entendu de cri sur les scènes de crime).

Oubliez d’ailleurs ce tueur, qui a fait tant couler d’encre et de suppositions depuis 1888.

Oubliez-le.

Si, si.

Car, bien plus intéressant que cette ombre dont on ne saura sans doute jamais le nom – et, au risque de faire hurler les Ripperologues, est-ce réellement important ? – bien plus ignoré que les moindres hypothèses sur son identité, est le nom de ses victimes.

Des victimes ignorées, oubliées, bafouées, moquées, exploitées même par ce merchandising hypocrite, qui feint la compassion quand il ne les ignore pas totalement, tout en renchérissant sur leurs corps torturés et profitant à la seule « gloire » de leur tueur.

Des victimes qu’on a allègrement et rapidement étiquetées dans la catégorie « prostituées » avec le sous-titre (implicite, mais largement mis en avant) « Elles n’ont eu que ce qu’elles méritaient » par bon nombre d’auteurs (et d’autrices !) ayant écrit sur Jack l’Eventreur.

Des victimes sur lesquelles il était plus que temps de faire la lumière et de leur consacrer ce bouquin essentiel, nécessaire, émouvant autant qu’inspirant.

Hallie Rubenhold les a appelées « The Five »/ »Les Cinq » parce qu’on suppose qu’elles ont toutes été tuées de la même main. Le nombre de victimes du Ripper s’avère sans doute bien plus élevé – entre 8 et 11 victimes – mais pour ces cinq-là, toutes victimes des « meurtres de Whitechapel » comme on les a décrits avant que la lettre « Dear Boss » ne vienne définitivement mettre un nom sur leur tueur, justice est enfin rendue sous la forme de ce livre qui retrace au mieux leurs vies respectives, depuis leur naissance, qu’elles viennent d’Angleterre, de Suède, d’Irlande ou encore du Pays de Galles, jusqu’à leur décès sur les pavés sordides de l’East End.

Polly Nichols.

Annie Chapman.

Elizabeth Stride.

Kate Eddowes.

Mary Jane Kelly.

Cinq noms dont je ne connaissais presque rien et qui, sous la plume sensible, discrètement poétique d’Hallie, prennent vie et nous livrent leurs secrets.

C’est une plongée étourdissante, incroyablement réaliste et en tous points palpitante que nous offre « The Five« , en s’attachant aux pas de chacune de ses femmes. Chacune, avec ses origines modestes, qu’il s’agisse d’une fille d’employé d’imprimerie, née dans la « rue de l’encre » londonienne, ou encore d’une jeune femme quittant sa ferme natale en Suède pour être employée en tant que domestique dans une maison de Göteborg; Chacune, avec ses rêves, ses aspirations, telles celles de Kate Eddowes, refusant le carcan étouffant que la société victorienne britannique imposait à chaque femme de classe moyenne et s’attachant aux pas d’un colporteur poète; Chacune enfin, connaissant la misère, l’insécurité, les peines effroyables de coeur, telle Annie Chapman, contrainte de laisser ses enfants derrière elle.

Ce sont des portraits d’une justesse incroyable, qui frappent au coeur autant qu’ils s’impriment dans notre imagination, que nous laisse Mrs Rubenhold. Et en filigrane, en fil rouge de ce roman, se dresse cette question capitale, mais trop souvent ignorée, à propos des Five – étaient-elles toutes des prostituées, comme on les a unanimement jugées ?

La réponse est naturellement non.

Alors, pourquoi les avoir toutes mises dans le même sac ?

La réponse, là aussi, est simple – elle tient au puritanisme exacerbé de la société victorienne britannique, à cet héritage toxique qu’elle nous a légué et qui nous empoisonne encore maintenant, cette vision de la femme, qui veut qu’elle soit soit madonne soit catin, et qui se refuse catégoriquement à l’envisager avec la même complexité qu’un mâle blanc.

Pour cette société, où on estimait naturel qu’un homme puisse battre sa femme qui osait le contredire, où on fermait les yeux sur un homme prenant une maîtresse ou visitant les travailleuses du sexe, mais où on pointait du doigt la femme désertant le domicile conjugal, où la fameuse justice à deux vitesses, persistant encore maintenant, s’appliquait dans tout son sexisme exacerbé, est-il dès lors vraiment bizarre que personne jusqu’ici n’ait mis en doute l’étiquette de prostitution qui a été collée unanimement sur les fronts des victimes ?

Mrs Rubenhold démontre avec une efficacité brillante à quel point les cinq ont été victimes de sex shaming et même de shaming tout court, car elles ont toutes osé, à un point de leur existence, mettre en question, voire refuser, la ligne de conduite inflexible qui leur était imposée.

Elle leur offre d’ailleurs bien davantage que la vérité – elle nous les montre telles qu’elles ont sans doute existé, avec leurs défauts, leurs faiblesses, leurs coups de rage, de colère, mais aussi avec leurs moments de bonheur, leurs objectifs de vie.

Elle nous les montre tels des êtres humains, dans toute leur complexité et leurs failles. Et c’est sans doute là le plus beau cadeau qu’elle pouvait leur faire – leur rendre leur humanité, nous donner leur histoire et leur permettre – enfin ! – d’avoir une voix, elles qui ont été réduites au silence depuis si longtemps.

J’ai posé la question à l’autrice sur Twitter pour une éventuelle traduction en français, elle m’a répondu qu’il fallait guetter les news. Je vous invite donc vivement à le faire et en attendant, si vous vous sentez d’attaque pour entamer ce « Five », précipitez-vous dessus.

Vous ne le regretterez pas.

 

 

Une réflexion sur “The Five par Hallie Rubenhold

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