Deuxième focus de l’année, après celui dédié à Holly Bourne !
J’ai découvert Louise O’Neill l’année dernière, avec son premier roman Only Ever Yours, dont le pitch, à mi-chemin entre dystopie et critique sociale, m’avait intriguée.
Je peux vous dire que je ne m’attendais certainement pas à ce roman. Holy shit, l’histoire m’a complètement explosé le ciboulot – et de la meilleure manière qui soit.
On dit de Louise O’Neill que son écriture est aussi affûtée qu’un scalpel.
Je ne peux que confirmer.
Avant de plonger plus avant dans les deux œuvres que j’ai eu le bonheur de lire chez cette romancière – bonheur, oui, même si je suis ressortie assez traumatisée de mes lectures – je tiens à dire que ceux & celles pensant que le Young Adult est juste bon à offrir des histoires divertissantes et gentillettes, guère susceptibles de provoquer la réflexion chez les têtes blondes & brunes, ont tout faux. Surtout quand on évoque Only Ever Yours ou encore Asking For It.
Louise O’Neill est une féministe jusqu’au bout des ongles. D’origine irlandaise, elle glisse avec talent du fantastique noir, à la Ray Bradbury ou encore Aldous Huxley, au récit contemporain. Peu importe le genre, au fond, car le sujet qui se trouve au premier plan de ses deux romans est le même, à savoir la condition féminine et la place de la femme dans notre société. Une autre constante de ces deux romans, c’est leur noirceur, une noirceur non pas gratuite ou injustifiée – loin de là. Elle se conjugue avec un réalisme, un souci du détail, une logique implacable que j’ai rarement rencontrée dans les récits que je lis, qu’ils relèvent du Young Adult ou non, d’ailleurs.
Dans Only Ever Yours – dont vous pouvez lire ma chronique détaillée ici – la romancière imagine un monde post-apo, dystopique où les enfants de sexe féminin ne naissent plus de manière naturelle, mais sont littéralement produites à la chaîne. Élevées dans des sortes de couvents – sans la signification religieuse – ces filles grandissent avec un seul objectif en tête : devenir les épouses d’hommes respectables et engendrer des fils. Car, dans la société que dépeint Only Ever Yours, les femmes n’ont pas d’autre choix que de devenir des épouses, des concubines ou encore, sort le plus avilissant, devenir des chastity, s’enterrer dans les « couvents » et éduquer à leur tour les prochaines générations de femmes.
Vous me direz : « Et personne ne se rebelle, ne proteste ? »
C’est là qu’entre en scène le génie, si je puis dire, de l’auteur. Car ces filles sont soumises, depuis leur plus tendre enfance, à une mise en compétition féroce, sans aucune pitié, qui régit chaque aspect de leur vie. Depuis leur tenue jusqu’à leur apparence physique, en passant par leur attitude et leur mode alimentaire, tout est examiné à la loupe. Et malheur à celle qui ne correspond pas aux critères – elle se retrouve tout en bas du classement. Hors des premières places de ce dernier, point de salut. Dans cet univers, pourtant, freida (et l’absence de majuscule à son prénom n’est pas une faute) va pourtant tenter de trouver sa propre voie…
Si Only Ever Yours n’est pas exempt de défauts, dont certains passages un peu trop longs, on les oublie rapidement au vu de cette histoire, qui vous prend aux tripes, qui vous glace petit à petit d’horreur, qui finit par vous couper le souffle avec son final qui m’a complètement explosé l’esprit – je m’en souviens comme si je l’avais lu hier et ça, c’est assez rare pour être noté. Vous me direz « Pure fiction ? ». Bien sûr – et pourtant, certains aspects de cette société dystopique ressemblent trop à ce que nous pouvons vivre et subir au quotidien pour nous laisser totalement de glace. L’apparence physique mise en valeur de manière permanente, ces critères que l’on nous impose, cet examen continu auxquelles les femmes de tout âge sont soumises… Cela ne manque pas de vous plonger dans un certain malaise. Ce récit gêne de plus en plus aux entournures et encore davantage quand les liaisons amoureuses, si je peux dire car en l’occurrence il s’agit davantage d’un supermarché de la chair où les hommes viennent faire leurs choix, sont abordées.
Only Ever Yours a gagné – entre autres – the YA Book Prize 2015
Cet aspect se retrouve d’ailleurs dans Asking for It, le second roman de l’auteur, qui se passe à notre époque, dans notre monde et plus particulièrement en Irlande. Emma est jeune, Emma est belle et Emma ne juge sa « valeur » que selon ces seuls critères. Au jeu du « Suis-je séduisante assez pour emballer tel mec », elle va cependant se brûler les ailes et le corps tout entier. Quand, après une nuit dont elle ne se souvient pas, des photos d’elle dénudée, exposée sans aucune vergogne, des clichés orduriers, révulsants pris par trois mecs qu’elle connaît via le lycée, sont mis en ligne, Emma découvre l’envers du décor ; Quand sa beauté et sa jeunesse deviennent des condamnations plutôt que des atouts ; Quand sa famille entière croule sous le poids de la honte et de la culpabilité pour une « faute » dont elle n’a aucun souvenir et qu’elle n’a pas pu empêcher ; Quand tout le monde, en la regardant, ses soi-disant amies en premier lieu, pense : « Elle l’a bien cherché, après tout ».
C’est un roman-choc, un roman qui pousse le malaise jusqu’à son paroxysme, une lecture dont on ne peut pas sortir indemne. Ces propos vous font fuir ? Pensez plutôt aux cas similaires qui se passent dans la vraie vie, celle de tous les jours, celle où des clichés de jeunes femmes dénudées sont piratés, offerts en pâture, et regardez qui est condamné, lynché en place publique pour cela. Pensez aux viols – près de huit cas par jour en Belgique et on parle seulement des cas dans lesquels la victime a osé porté plainte – aux attentats à la pudeur, à toutes ces relations où la femme est abusée, utilisée et où on lui répond, quand elle ose en parler, « Mais pourquoi n’as-tu pas dit non ? » « Pourquoi n’avoir pas résisté ? », tous ces « Pourquoi » parce que la victime, dans ces cas-là, se retrouve obligée de se justifier. Pensez enfin à l’utilisation de la femme dans les aspects de la société, à son hyper sexualisation, à cette chair qui semble presque libre de consommation. Oui, Asking for It met mal à l’aise. Et pour tout ça, c’est une lecture nécessaire.
À travers les yeux d’Emma, à la fois victime et propre bourreau, Louise O’Neill dresse un portrait glaçant de notre société, mais aussi du fonctionnement de la justice. Elle montre le poids effroyable de l’administration, des procédures auxquelles est soumise la victime. L’église catholique n’échappe pas à la plume affûtée de l’auteur, elle y démontre l’aveuglement des prêtres et leur complaisance envers les « membres honorables de la société », leur soutien même aux jeunes hommes ayant profité d’Emma, l’ayant exposé à la vindicte de tous. Finalement, elle démontre le fardeau pesant de plus en plus lourd sur les épaules de la victime et de ses proches, cette atmosphère anxiogène, qui étouffe et empoisonne Emma & ses proches, jusqu’au dénouement final. Un dénouement plus nuancé cependant que celui d’Only Ever Yours, mais tout aussi percutant, vous laissant libre de vous demander ce que vous, vous auriez fait à la place d’Emma.
Oui, Louise O’Neill ne ménage pas son lecteur, oui, elle expose la laideur, la violence, l’injustice de ce monde. Oui, vous en sortirez peut-être aussi chamboulé que moi. Et oui, il est nécessaire de lire ce qu’elle a à écrire, d’entendre ce qu’elle a à dire. Parce que oui, cela nous concerne toutes et tous.